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Hermas, la politique et la religion [VIII] : la justice et la charité

caridad.jpgRémi Morin.- Dans le précédent entretien, vous avez évoqué la question liturgique. Pourtant la liturgie, la messe, globalement, relèvent tout de même de la sphère du sacré, de l’adoration, de la prière, de l’ordre de la charité en quelque sorte, même si ses fruits rayonnent sur le monde. Cela me conduit à vous poser cette autre question : doit-on considérer que, pour un chrétien, la sphère politique doive s’identifier à cet ordre de la charité, de sorte qu’il doive poursuivre la réalisation d’une société qui serait régie par cette dernière ? Est-ce que, pour dire les choses autrement, la justice sociale ce n’est pas, finalement, l’exercice même de la charité ?

Hermas.-
Cette question est fondamentale. Pour se garder de confusions qui peuvent être très dommageables, il faut apporter deux précisions essentielles. La première concerne la charité, que vous rappelez. « L’amour du Christ nous presse », dit saint Paul. Dans l’économie morale du chrétien, c’est elle, vous le savez, qui fait le lien de toutes les vertus et qui les imprègne toutes, en particulier la justice et la prudence. Il y a donc lieu, d’abord, de se laisser guider par ce qu’elle-même nous porte à faire pour le service de nos semblables - le bien, selon l’adage, étant « diffusif de soi ». C’est là, certainement, le moteur le plus efficace de l’amour du bien commun. Insister sur la charité n’est certainement pas vain, même dans l’ordre politique. Vous connaissez le mot de saint Augustin : la mesure de la charité c’est d’aimer sans mesure.

Cela signifie, pour ce qui nous intéresse, non seulement qu’elle peut adoucir l’application de la justice, mais encore qu’elle peut la dépasser de très loin, en se portant notamment là où la justice n’exige rien... ou trop. C’est ce qui fait l’immense force des associations caritatives et les rend si nécessaires. Jamais, par exemple, l’Etat ne pourrait accomplir ce que fait l’Ordre de Malte, ou une petite association comme Saint-Pierre d'Antioche, pour ne citer qu'eux, pour cette raison très simple qu’il ne connaît pas l’amour, et surtout pas celui des petits, des pauvres et des délaissés. Il peut créer des « handicapés de la vie » mais il ne peut pas les guérir. La charité, si. L’action de Mère Teresa de Calcutta en est un exemple solaire. C’est pourquoi le magistère a toujours considéré que la charité était, dans l’ordre social, le complément nécessaire de la justice. Le Compendium indique, parlant audacieusement de « charité sociale et politique », qu’elle est « le critère suprême et universel de l'éthique sociale tout entière », qu’elle seule peut procurer la paix et que la justice, qui ne se suffit pas, doit subir « une “refonte” importante de la part de l'amour », par un renouvellement des structures, des organisations sociales, des règles juridiques (nn. 204-207). La formule est superbe et montre bien qu’il n’y a que le christianisme, décidemment, qui soit capable de proposer quelque chose de vraiment nouveau en ce monde. C’est là le cœur de l’Evangile. S’il fallait y renoncer en politique, alors il n’y aurait pas de politique possible sans apostasie, ce qui jette à nouveau une lumière très crue sur la distinction de Weber entre “morale de situation” et “morale de responsabilité“, déjà évoquée, et sur les comportements qui s’en inspirent.

Cependant, et c’est la seconde précision, il faut maintenir que la vertu qui doit premièrement s’exercer dans l’ordre social, ou politique, c’est bien la justice, laquelle impose de rendre à chacun son dû, et sans laquelle il n’y a pas de droit. C’est elle qui ordonne chacun au bien commun, auquel il doit concourir, et c’est elle, en retour, qui impose à la société de lui procurer l’ensemble des biens, matériels et moraux, qu'il est en mesure d'exiger. La société politique étant essentiellement de l’ordre de la relation à autrui, c’est la justice qui permet, et qui impose au besoin, le respect des droits de chacun ou qui en sanctionne la violation.

Il y a tout lieu de penser qu’une société humaine de pure charité, à supposer qu’elle fût seulement possible, serait contradictoirement une société d’injustices. L’ordre de la charité, que vous évoquez, ne peut pas se substituer à l’ordre de la justice. Le franciscanisme médiéval a peut-être contribué à brouiller les cartes, mais le magistère est très clair : comme nous venons de le voir, il indique que la charité est un complément de la justice ; elle n’est pas la justice sociale. La politique ne peut donc se réduire ni à un utopisme caritatif, ni à une sécheresse juridique. C’est une illusion des libéraux de penser que l’ordre de la charité n’a rien à voir avec le droit, alors qu’il peut et doit la favoriser, par exemple en aidant l’action de mouvements associatifs, et c’est une illusion des socialistes de penser que le droit puisse se substituer à la charité, en l’imposant en quelque sorte par voie législative au nom de l’égalité et de la justice sociale. L’opposition de la charité et de la justice est d’ailleurs à relativiser : la charité est en quelque manière un dû (« tu aimeras ton prochain… »), et l’accomplissement parfait de la justice résulte de la charité. Il faut seulement prendre garde de ne pas confondre les ordres.


Rémi Morin.- Se pose alors la question, plusieurs fois évoquée lors de nos entretiens, de l’engagement. Quelles sont les formes de cet engagement pour nous, concrètement ?

Hermas.- Les principes qui viennent d’être rappelés autorisent à dire qu’il n’y a pas de limites assignables à ces formes. Partout où je puis agir comme chrétien, dans le cadre des relations humaines qui constituent la trame d’une vie sociale, je dois le faire. Cela suppose déjà d’agir sur soi-même, par conversion. Il y a un grand principe, en morale, qui dit ceci : « Nul ne donne ce qu’il n’a pas » ou, à l’inverse, « Nul ne peut donner que ce qu’il a ». Cela vaut évidemment en notre domaine. « Que sert à l’homme de conquérir le monde s’il vient à perdre son âme ? ». La question est d’ampleur dans le nôtre, qui milite à tant d'égards contre le salut. Pour ne pas s’y diluer, pour être un “sel” susceptible de jouer évangéliquement son rôle, il faut être structuré, par l’étude, par la prière. Nous avons des instruments pour cela : le Catéchisme de l'Eglise catholique, le Compendium de doctrine sociale et l'encyclique prochaine du Saint-Père sur ces questions sociales en est un pour l'étude ; la vie sacramentelle, que nous évoquions plus tôt, en est un autre pour la prière. A partir de là, tout peut se faire, par cercles concentriques successifs, dans la famille, dans les écoles, dans les activités associatives et professionnelles, dans celles de partis politiques éventuellement, dans l’engagement de la vie locale, régionale ou nationale, selon les dons et la formation de chacun.


Il faut souligner que cet effort de conversion n’est pas seulement d’ordre moral. Il est aussi d’ordre intellectuel. Nous ne nous rendons pas bien compte à quel point nos psychologies sont gauchies par l’individualisme dominant, qui est un obstacle énorme au respect des principes que nous avons évoqués. Dans la conception de Thomas d’Aquin, chacun est vraiment conçu comme la partie d’un tout. Le bien de chacun y est ordonné au bien de la société, de sorte que chaque homme est moralement tenu de tendre à réaliser et à promouvoir le bien commun par tous ses actes extérieurs. Parce que ce bien, c’est tout à la fois notre bien, et mon bien. Dans cette perspective, le souci du bien commun est intimement assimilé et vécu comme une préoccupation majeure, première, directive de tous nos choix, de tous nos comportements, tout simplement parce que la nature humaine est telle – c'est-à-dire politique – que c’est uniquement à travers le bien commun que nous pouvons trouver notre propre perfection humaine. Cela ne veut évidemment pas dire que l’on ne puisse rien faire pour soi, pour son propre intérêt, mais que les choix que nous faisons en ce domaine sont toujours, explicitement ou implicitement, référés aux biens communs concentriques de la famille, de l’entreprise, de la cité, de la société tout entière, afin, au minimum, de ne pas leur nuire. Saint Thomas va très loin dans cette ligne puisqu’il considère qu’il n’est pas possible d’être un homme bon si l’on n’a pas ce souci du bien commun (1-2, q. 92, a. 1 ad 1). L’individualisme, à cet égard - il faut le dire avec beaucoup de force - est contre nature. Comment peut-on dès lors prétendre défendre la vérité, le droit, la justice dans la vie sociale si l’on ne prend pas soin, d’abord, de s’en guérir ?

Rémi Morin.- En définitive, tout serait donc bien politique ?

Hermas.- La proposition sent un peu le souffre, il faut bien en convenir, mais est-elle absolument fausse ? Il paraît possible de l’affirmer dans l'ordre temporel sans verser dans le totalitarisme. Tout est politique, oui, non pas au sens où la totalité devrait absorber la particularité ou l’individualité pour les configurer à un projet univoque, dans lequel la liberté des hommes serait noyée ou asservie, mais, au rebours, au sens où la personne humaine, parce qu’elle est humaine, est appelée à s’épanouir dans des relations sociales qui lui sont vitales, et dont la qualité et la richesse résultent finalement de la multitude des actes bons qu’elle y accomplit.

A cet égard je voudrais souligner ceci : il faut renoncer, décidément, à user de ce langage qui consiste à réserver à certains hommes le nom “d’hommes politiques”, au motif qu’ils font profession de conquérir, exercer ou conserver le pouvoir, au risque de justifier le mot désespérant de Jouvenel : « L’Etat, c’est eux ». Nous sommes tous hommes ou femmes politiques, par cela même que nous sommes des hommes et des femmes, c'est-à-dire par nature. On peut dire qu’il y a des gens qui sont “politiciens”, parce qu’ils font profession de conserver, d’exercer ou de conquérir le pouvoir, et d’autres qui ne le sont pas ; mais on ne peut en aucun cas affirmer que certains seraient des “hommes politiques” tandis que d’autres seraient… seraient quoi, d’ailleurs ? Cela n’a aucun sens. Rien n'est plus propice à la démobilisation et au repli sur l'intérêt particulier. Il ne s’agit pas simplement de purisme. Cette rigueur de vocabulaire a une portée réelle. Elle peut nous aider à mieux prendre conscience que notre place naturelle est dans la politique, dans la relation sociale, que tous nos actes extérieurs peuvent intéresser le bien commun, et l'intéressent de fait, et que la qualité de ce dernier dépend aussi véritablement de soi. Elle peut aussi nous aider à revaloriser, à nos propres yeux et dans la réalité extérieure, le sens d’une "démocratie authentique", dans laquelle chacun est quotidiennement un véritable acteur. Dans le fond, ce qu’on appelle “le civisme” part nécessairement de cette prise de conscience.

Les médiévaux avaient beaucoup plus le sens de ces choses que nous. Quand ils parlaient de la société politique, ils n'hésitaient pas, sans confusion avec l'Eglise, à parler de "corps mystique". Cette analogie, qui nous paraît si étrange aujourd'hui, avait l'immense avantage de mettre en valeur les solidarités vitales du corps social et les influences réciproques, organiques, de ses membres. Vous connaissez le discours de saint Paul et de saint Augustin sur ce point, pour l'Eglise : si la main souffre, c'est tout le corps qui souffre avec elle. Analogiquement, il en est de même ici : le bien ou le mal que je fais est un bien ou un mal pour tous. La notion de "structure de péché", que nous avons déjà évoquée, est finalement dans la ligne de cette pensée. La conception juridique moderne du contrat social, qui ne met en relation que des individus isolés poursuivant un intérêt commun, est, à tous égards, infiniment plus pauvre.


Il n’y a pas que les échéances électorales ou l’engagement partisan qui soient l’occasion d’un engagement politique. Dans tous les domaines de la vie quotidienne il est possible d’ajouter comme il est possible de retrancher au bien commun, par ses initiatives, l’exemple que l’on donne, ses témoignages, ses choix, ses comportements, ses discours. En prendre conscience, c’est se responsabiliser, et en tirer les conséquences c’est influer sur cette unité de destin dans l’universel qu’est la vie sociale. Tel, par exemple, qui se montre injuste dans sa vie professionnelle, en refusant une juste rémunération à ses salariés ou à ses collaborateurs pour prix de leur travail, ou en se dérobant à ses devoirs à l’égard de son propre employeur, aura beau faire toutes les déclarations de foi qu’il voudra, il n’en retranchera pas moins quelque chose à ce bien commun. Tel qui s’astreint par exemple encore à garder en toutes circonstances un comportement courtois quand il prend le volant, à ne pas imposer ses conversations téléphoniques à ses semblables dans les transports, à respecter la propreté des lieux publics ou privés où il passe, etc. contribue à l’amélioration de la vie sociale, comme aussi les parents qui élèvent bien leurs enfants, ou les enseignants qui les forment au respect des autres et au respect de la vérité, laquelle est le fondement essentiel de toute relation. Il n’y a pas de petite chose en ce domaine, et toutes ont une portée politique. C'est pourquoi l'on a eu raison de se montrer sévère à l'égard des propos tenus il y a peu par le Président de la République en public, même si l'on soutient qu'il n'a fait que répondre à une agression. Au bout du compte, ce sont bien des millions de comportements conjugués, en bien ou en mal, qui donnent à une société sa physionomie.


Rémi Morin.-
Une toute dernière question, car il faut en finir, même si nous avons laissé beaucoup de questions dans l'ombre, sur l'islam, l'Europe, par exemple : pour vous, Hermas.info constitue-t-il un engagement politique ?
 

Hermas.- A n’en pas douter ! Il n’a jamais été contesté que l’engagement politique puisse s’exprimer par la parole ou l’écriture. Est-ce un engagement utile, ça, c’est un autre débat, que d’autres que nous seraient mieux à même de trancher, à commencer par nos lecteurs. Pour l’heure, il nous semble que oui, d’autant que dans le phénomène des blogs, ce qui paraît beaucoup compter c’est le fait qu’ils puissent être écho les uns des autres, s’enrichissant de leurs réflexions ou de leurs informations, et faire ainsi entendre des discours dont il y a tout lieu de penser qu’ils n’auraient aucune chance de s’exprimer avec une telle audience sans eux. Ce phénomène est intéressant également parce qu’il surajoute de la “socialité” (pardon pour cet affreux néologisme…) dans cette société éclatée et gangrenée par l’individualisme. Il permet de créer des liens, des dialogues, comble des solitudes, nourrit des amitiés, des solidarités, par-delà les frontières, permet des collaborations - auxquelles, quant à nous, nous sommes toujours ouverts. L’Eglise d’ailleurs, a recommandé de ne pas hésiter à faire de l’univers d’internet un vecteur d’évangélisation, et c’est ce qui se fait. Notre place y est très modeste, mais c’est pour nous une fierté, là aussi, d’entrer dans une telle intention.


- FIN -
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