21 Octobre 2009
Les festivités du « oui » irlandais n’ont pas duré longtemps. Les médias dominants lancèrent immédiatement une campagne de dénigrement en bonne et due forme sur le président tchèque, « dernier obstacle à la ratification [du traité de Lisbonne] » (La Tribune, le 5 octobre), et sur le président polonais Lech Kaczynski dans une moindre mesure. Les « présidents europhobes », comme les a appelés Jean Quatremer (Libération, le 5 octobre) ; une expression conçue pour attirer la sympathie, assurément. Le Parisien regretta que « [L]a République tchèque et la Pologne freinent encore » et que « Ces deux pays traînent des pieds » (le 4 octobre). Le Journal du Dimanche, craignant « Les Tchèques en embuscade », constatait qu’il « [restait] tout de même à passer l’obstacle tchèque » et à se défendre contre une « entreprise de "sabordage" » ; conclusion de l’état des lieux : « L’affaire pourrait même tourner au cauchemar pour l’Union européenne » (le 4 octobre). Jean Quatremer, dans un article titré sobrement « Dublin, obstacle en moins », essaya de nous rassurer en disant : « A Prague, on ne veut pas croire à ce scénario catastrophe » (le 5 octobre). Dans La Tribune on s’efforça de faire passer un message clair. En « une » : « Le président tchèque, seul contre le traité de Lisbonne », puis dans un édito : « Vaclav Klaus, seul contre l’Europe » (le 5 octobre). Avant l’annonce du résultat du référendum, La Croix avait déjà donné le ton : « Les dirigeants européens ont ménagé la souveraineté irlandaise [sic], mais ils devraient traiter autrement avec leur imprévisible homologue tchèque » (le 2 octobre).
Au Figaro, comme « l’Europe ne peut plus se permettre de couper les cheveux en quatre », on s’indigna avec grandiloquence : « le président tchèque […] voudrait prendre en otage le traité », « De telles manœuvres sont indignes [aussi indignes que l’annulation du résultat de trois référendums ?] », « La vigueur du oui irlandais devrait, logiquement, balayer les derniers obstacles à l’entrée en application du traité de Lisbonne. La résistance d’un homme, aussi déterminé soit-il, ne peut faire obstacle à la volonté maintenant exprimée de 500 millions d’Européens [oui, vous avez bien lu : « la volonté maintenant exprimée de 500 millions d’Européens] » (le 5 octobre). Le même jour, dans La Tribune, on brossa un portait assez peu flatteur du président tchèque : « viscéralement eurosceptique », Vaclav Klaus « semble plus isolé que jamais » ; il fallait donc attendre qu’il « tranche le dilemme de son suicide politique » ; méfiance, son « parcours […] est un concentré de contradictions et de revirements aussi étrange que le personnage » ; s’il n’obtempérait pas, « Ses amitiés russes, son passé trouble sous l’ère communiste et sa volonté d’isoler son pays deviendraient trop voyants » et « Son refus de signer serait une nouvelle étape dans le délitement de la vie politique d’un pays [la République tchèque] ». Dans son édito, Sophie Gherardi mit les bouchées doubles : « L’avenir institutionnel de l’UE est suspendu à ce presque septuagénaire, économiste de profession et provocateur par goût. L’Europe, il n’y croit pas et il n’aime pas. Et quand Vaclav Klaus n’aime pas, il est capable d’aller très loin. Jusqu’à détruire son propre pays, par exemple [ne voyez là aucune exagération]. » Et elle concluait en pronostiquant : « Une pression phénoménale va s’exercer sur lui. » Pression à laquelle elle participait déjà volontiers, rejoignant en cela la cohorte fanfaronnante des oui-ouistes.
Il faudra bien un jour s’interroger sérieusement sur le soutien indéfectible que la plupart des médias accordent à l’Union européenne. Les textes dont ils assurent inlassablement la promotion sont presque secondaires, c’est plutôt le processus de construction européenne lui-même qu’ils excluent du débat public. Les médias devraient favoriser le contrôle démocratique des institutions politiques et non pas leur servir de verrou. Pourquoi recourent-ils à une rhétorique indigente dès qu’il s’agit de promouvoir « l’idée européenne » ? Est-on encore en droit de douter que l’UE n’est pas un éden démocratique (2) ? Comme sur bien d’autres sujets, les médias ne cessent de faillir à leur devoir de pluralisme dans l’information. La condescendance des propos que Sylvie Pierre-Brossolette impose aux auditeurs du service public de l’information n’est pas défendable : « Cette Union Européenne qu’a priori tout le monde souhaite, c’est bien et puis il faut faire un contrepoids aux États-Unis, construire un monde multipolaire, puis quand il s’agit de se mettre dans des règlements, des contraintes et tout ça, et puis les gens sont moins chauds, et puis il y a un petit réflexe identitaire, crise mondiale, on reste chez soi ; bon, le grand large, c’est dangereux. C’est absurde car l’Europe pourrait être là pour nous protéger (3). » Cette sentence méprisante de Christophe Barbier ne l’est pas davantage : « La Constitution était trop ambitieuse pour le niveau de maturité des peuples (4). »
Le modèle économique des médias dominants les assujettit aux priorités de grandes puissances privées qui les possèdent ou les influencent fortement. Et si les propriétaires des médias ont un intérêt économique à ce que la construction européenne se poursuive, via l’adoption du traité de Lisbonne, par exemple, comment pourraient-ils permettre à des journalistes – leurs employés – de la critiquer ? Les voix dissidentes sont mécaniquement écartées et ne peuvent s’exprimer qu’à la marge. Ainsi, cogestionnaires du pouvoir, ces médias contribuent à la corruption de la démocratie.
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NOTES
(1) Attention ! Oui-ouisme de compétition. Réservé aux nerfs solides : Ici.
(2) Pour une histoire de la construction européenne, voir l’excellent petit livre de François Denord et Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’Agir, 2009
(3) « Le duel Libération-Le Point », France Info, le 13 juin 2008.
(4) Émission « C dans l’air », « L’Irlande torpille l’Europe », France 5, le 13 juin 2008.